Ah ! ça ira...

Denis Lachaud, Actes Sud, 2015, 428 p., 16€ epub avec DRM

La fin justifie-t-elle les moyens ?

Un homme, une femme, une petite fille de trois ans. Une famille dans toute sa simplicité et sa complexité. Le père milite secrètement dans un groupuscule d’extrême gauche qui a enlevé le Président de la République et … Puis la capture, l’emprisonnement, l’incompréhension de sa femme et une fille qui grandit sans père. Et enfin la libération et la douloureuse réinsertion dans un monde différent.
Denis Lachaud nous raconte intimement la vie d’Antoine, ses idéaux pour un monde plus juste, plus égalitaire, plus humain. Il ne nous épargne rien de son calvaire : la solitude de l’isolement en cellule, la lutte pour ne pas devenir fou. Puis lentement, l'enfermement en cellule double. Le temps immobile. La prison. La rencontre 13 ans plus tard avec sa fille inconnue. Et la lente réappropriation d'un futur envisageable.
L’auteur nous plonge en 2037 dans un monde assez proche de notre époque, du moins si vous êtes blancs, vieux, riches et catholiques. Pour les autres, c’est juste un monde plus inéquitable, où se loger, trouver un travail, etc. relève de la gageure.

Livre coup de poing sur l’enfermement (prison, droit d’asile) et l’engagement (libération armée ou citoyenne). J’y ai trouvé une justesse sur ce qu’est la détention, les médias hypocrites et menteurs. Les personnages, le style, l’écriture, le monde créé sont au service de ce roman.

Certains diront que l’auteur surfe sur la vague de l’indignation, des printemps arabes ou du mouvement Nuit Debout. Peu importe, la littérature nous a tellement habitué à des personnages de CSP++ éloignées de la réalité, donner parole au bas peuple fait hautement plaisir.

Si votre cœur bat à gauche, je vous conseille fortement ce roman réaliste et politique, rarement lecture m’aura autant secouée.

Une fin ouverte conclue sobrement ce livre.
Pour des lendemains qui chantent.
Ou pas.

Seul ombre au tableau, une version électronique vérolée par des DRM, incompréhensible au vue du contenu du livre.




Ses lèvres remuent en silence. Saint-Just tend l’oreille. L’accusé prie. Oui il prie, car Dieu est de son côté, c’est ce dont il se persuade, comme chaque croyant, jusqu’au plus implacable des salopards.

Pour ma part, je n’ai pas de Dieu avec moi, je suis en guerre contre toi, contre la loi que tu fais régner, contre la police et les juges sur lesquels tu t’appuies pour asseoir ton pouvoir. En guerre totale. Je suis un combattant, un guerrier en temps de guerre. Et tu es mon ennemi.
Je n’ai aucun espoir en tout cas. Je n’espère rien.

L’accusé essaie d’imaginer ce qui l’attend. Il sait que, selon la loi à laquelle obéissent les hommes qui l’ont enlevé au coin de l’avenue de Versailles et de la rue Claude-Terrasse, à cause de cette fâcheuse habitude prise par son chauffeur de griller le stop, il est coupable et sera condamné ; coupable, d’après les termes que ces hommes emploient dans la presse, de se gaver comme un porc en toute quiétude, sûr de son bon droit, en compagnie de tous les amis dont il préserve les intérêts comme les siens propres au détriment du bien commun.

Je me demande si toi et tes amis, vous êtes conscients de vivre en état de guerre. Je me demande si vous comprenez qu’entretenir les conditions qui vous permettent de vous enrichir en toute légalité au détriment de ceux qui produisent les richesses, c’est vivre en état de guerre, c’est faire la guerre au peuple. Je me demande si vous en êtes conscients.

— Nous nous sommes débarrassés de tout en même temps, vous le savez. Nous n’avons rien gardé, vos habits étaient piégés.
— Pas mon slip. Il n’y a rien dans mon slip.
Marat réprime un sourire.— Nous l’ignorions.


Le décor glisse sur la vitre fumée, irréel. Le trajet vers Paris se poursuit, plaisant, mais derrière le soulagement et la joie d’être enfin dehors, se tapit la peur d’être exclu pour toujours, définitivement extérieur au monde.

— Nous avons commis une erreur grossière, Rufus. Nous nous sommes attaqués aux dominants. Or ce sont les dominés qui perpétuent le système.
— Ben voyons.
— Ils entérinent le mode de domination en l’acceptant. Rien ne sert d’assassiner un président.
— Il est victime du système, lui aussi ?
— Exactement. Nous devons le libérer de la domination autant que nous devons nous en libérer.

Les deux joggeurs longent le mur de la ZeST. Droit, interminable, tagué sur toute sa longueur : “Ici repose l’Europe ; Ils vécurent malheureux et eurent beaucoup d’enfer ; Dieu est grand, le ministre de l’Intérieur est son prophète ; Priez en silence, personne n’écoute ; Interdiction de nourrir les animaux ; Vous regardez quoi, vous n’avez jamais vu un mur ?…”


On ne change pas le monde avec des idées. Pour changer le monde, il faut que des hommes et des femmes prennent la décision de mettre en oeuvre leurs idées. Je crois à la minorité. Les mutations historiques sont toujours portées par des minorités actives. Le changement ne sait conquérir la majorité qu'a posteriori, après qu'une minorité s'est battue pour l'imposer. 

— Nous sommes neuf milliards sur terre.
— Nous comptons sur les famines et les massacres pour réguler la population.
— Les mouvements migratoires se sont accentués.
— Le monde riche a radicalisé ses stratégies de protection contre l’envahissement des pauvres.
— En la matière, l’Europe est à la pointe du progrès avec l’invention des Zones de Séjour Temporaire.
— Finis les centres de rétention.
— Trop petits.
— Désormais nous parquons les migrants dans des quartiers délabrés, en bord de ville, et nous construisons des remparts autour.
— C’est le Moyen Âge à l’envers.
— On ne peut pas empêcher les ennemis d’entrer sur le territoire alors on les concentre dans des villes-forteresses.
— Les pauvres s’exilent en connaissance de cause. Ils savent ce qui les attend.
— Ils se disent que ce sera toujours moins pire que de crever chez eux.
— L’Europe a écarté la Grèce, l’Espagne et le Portugal…
— Mais pas les Balkans. De peur que la Russie ne s’en empare à nouveau.
— Et la France ?
— En résumé, vingt ans de tensions sociales, de crises qui se succèdent, l’État s’est désengagé de tout au profit du privé, enrichissement des riches, appauvrissement des pauvres, comme partout ; les progrès informatiques ont dévoré la classe moyenne, précarité généralisée, chacun s’emploie à survivre.
— C’est un travail à plein temps.
— Régulièrement le ras-le-bol s’exprime, un mouvement spontané se déclare ici ou là, la fronde sociale semble gagner du terrain, on se dit qu’il va se passer quelque chose.
— Et il ne se passe rien.
— Rien n’est coordonné. On reste dans le sporadique.
— Les journaux nous prédisent constamment une explosion sociale.
— Le soulèvement populaire, c’est le mirage du XXIe siècle.
— Aucun mouvement politique n’est parvenu à capter les mécontentements et à les associer à un projet organisé.
— Aucune utopie n’émerge.
— L’idée même de construire un mouvement politique qui se référerait à une utopie est totalement disqualifiée.
— Curieusement.
— Oui curieusement. On peut se demander pourquoi.
— On n’est pas arrivé au bout du processus.
— Quel processus ?
— Le processus de déconstruction, de saccage. On n’a pas encore touché le fond.


Les populations les plus pauvres ont migré en direction du nord, chez les anciens alliés plus riches ou juste un peu mieux lotis, moins endettés, moins exposés aux soubresauts du marché. “C’est une véritable invasion”, répétaient en boucle nos représentants en s’appuyant sur les statistiques et les projections alarmistes fournies par leurs économistes ; il faut réagir, sinon nous courons à la catastrophe. Mais aucun gouvernement n’osait marquer le cap trop clairement ; il ne faut pas se tromper dans ses calculs quand on souhaite toucher aux sacro-saints droits de l’homme, mieux vaut confectionner le gant de velours avec soin et précision avant de l’enfiler sur la main de fer. Tout le monde était d’accord, les gouvernements de droite, les gouvernements de gauche, les plus gros partis, les plus petits. Le droit d’asile était un luxe appartenant au passé, force était de le reconnaître, il fallait désormais faire preuve de réalisme, le moment était venu de repenser la relation à l’autre dans l’intérêt du plus grand nombre. Et tout le monde était là aussi d’accord, ce serait bien plus facile de faire passer la pilule auprès des publics récalcitrants si l’injonction venait de plus haut, d’une instance moins identifiable à une volonté politique nationale. L’Europe a bien vite accouché de sa directive dite d’Accueil et prise en charge des populations migratoires excédentaires.


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